samedi 4 octobre 2008

Zweig ou l'écrivain désincarné

Ce livre a été écrit en deux périodes, en 1931 puis en 1938, entre-temps, la montée du fascisme et les indices d'une guerre latente donne une couleur écarlate à l'écriture. A la lecture nous nous rendons bien compte du changement de tonalité qui marque l'oeuvre, mais cela va bien au delà, le hors-champ pénètre peu à peu et imprègne ce chant du cygne romanesque, pour reprendre l'idée de Sartre: "Toute technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier".

Christine Hohflener est une femme plombée dans son univers claustrophobique, assise derrière son bureau de poste d'un village autrichien, elle n'est rien d'autre qu'un rouage d'une mécanique qui la dépasse, dont elle ne cherche même pas à comprendre le fonctionnement.
L'acuité littéraire de Zweig renvoie inévitablement, dans cette oeuvre,à un réalisme balzacien. Le moindre détail de cette prison administrative est comme dépecé.
Du tampon dont le destin est de dessiner toujours la même trajectoire dans l'air pour venir frapper mollement une vulgaire paperasse qui n'attendait que lui, aux cartes postales venus d'ailleurs qui ne lui sont pas destinées et que ses maigres doigts pleins d'encre osent à peine toucher, Christine est écrasée dans un entre-deux mondes terriblement prosaïque où la moindre capacité d'abstraction se trouve anéantie, où le moindre recul sur sa condition lui est impossible tant sa conscience est ankylosé par un quotidien asphyxié.

La description de son appartement aux murs lépreux, cette mère moralement malade et au bord du gouffre, cette famille atrophiée par la mort d'un père et d'un frère déverse une bile visqueuse et noire sur la peinture de cette vie et gonfle paradoxalement cette femme d'une humanité inattendue, d'une résignation mélancolique.

Arrive un télégramme dans lequel sa tante, mariée et installée en Amérique, l'invite à passer une quinzaine dans un hôtel de Pontresina où elle est en vacances. Christine s'habille du mieux qu'elle peut et, pleine d'appréhension, prend le train.
La vue de "l'inimaginable majesté des Alpes" révèle en elle une force et un appétit de vivre qu'elle croyait avoir perdus. Très intimidée à son arrivée à l'hôtel, elle est prise en main par sa tante qui l'habille comme il se doit dans ce monde du paraître, la présente à ses amis et s'amuse des maladresses et des progrès de sa protégée que tout le monde appelle mademoiselle Van Bolhen.

" Sans désirs, pour la première fois, son être, au contact de la grandeur, découvre la force bouleversante du voyage qui, d’un seul coup, arrache du corps la dure croûte de l’habitude et en rejette l’essence nue, fertile dans le flot de la métamorphose ".

La métamorphose s'effectue très vite: Christine oublie qu'elle n'est qu'une pauvre postière et s'enivre dans la fréquentation de personnes fortunées qui voient en elle une riche héritière. Elle séduit tout son entourage, se fait courtiser par un vieux général anglais et quelques jeunes gens caressants.
Mais une petite peste, envieuse de cet engouement pour Christine, commence à démasquer et à désarticuler par la rumeur destructrice sa véritable identité de roturière, elle vient mettre fin à ce semblant de rêve.
Mais, il est trop tard, la crysalide a éclaté, une force nouvelle coule dans ses veines, elle donnerait tout pour ne pas revenir à son état de "larve amorphe, aveugle, rampante".

C'est alors que sa rencontre avec ferdinand (un ami de son beau-frère) un homme revenu de tout sauf de lui-même, ayant perdu dix ans de sa vie à la guerre d'abord et dans une geôle de Sibérie ensuite, vient tout bouleverser.
Alors que La premère guerre n'était qu'évoqué par qulques flash-backs sur l'enfance de Christine, à présent, les prémices menaçants de la seconde guerre mondiale pénètrent le récit, les voix tour à tour chuchotent, grincent et s'emportent dans l'excitation de cette rencontre inespérée.

Cet homme en proie aux mêmes difficultés financières et existentielles qu'elle, a dans les poches de quoi la subjuguer, il arrive par quelques vestiges de tendresse à sauver ce qui pouvait encore l'être et lui propose un contrat faustien dont on ne peut que deviner l'issu: reprendre à l'état ce qu'il leur a volé, mais il tient à lui faire comprendre ce que cela implique, c'est à dire passer d'une vie honnête et mise aux fers à une liberté de fugitifs traqués
Ce personnage d'un anarchisme qui ne dit pas son nom, porte en lui un pessimisme destructeur mais également une rage contenu contre le système et l'Etat.

Alors que l'horreur de la guerre assombrit le monde et que l'anéantissement des libertés fait son oeuvre, dans ce petit village autrichien c'est l'amour qui triomphe dans sa propre destruction.

Dans le roman, le flingue porte toute la liberté nietzschéenne, mais il est aussi le poignard chez Lorca, l'alcool chez Valle-Inclan, une de ces allégories qui vous rassure autant qu'elle vous menace.

Cette fin suggérée, préfigurant celle, hélas trop réelle, de Pétropolis, le 22 février 1942, rend encore plus poignant ce roman d’outre-tombe, il vous assaille par toutes les fêlures de votre être et vous asseoit précisément devant le miroir que vouliez fuir.
Voilà, une réflexion de jouvet sur le théâtre qui pourrait s'appliquer à l'art en général, à ce vertige qui touche tout à la fois le créateur, la créature et le lecteur-spectateur:

« Par un étrange goût dont on n’a pas encore trouvé et dont on ne trouvera sans doute jamais toutes les raisons, dans ce refuge, dans ce faux paradis, dans ce lieu que des métamorphoses dérisoires, des supercheries puériles, une magie enfantine rendent le plus vain, le plus fallacieux, le plus inutile de tous les lieux humains, mais où l’homme apporte cependant ce qu’il y a de plus pur, de plus désintéressé, de plus sincère au moment où il y pénètre... l’homme se regarde lui-même... L’homme vient au théâtre pour se contempler à travers ses semblables, pour se refléter dans l’acteur qui est sur la scène... Il devient son propre miroir... Il croit qu’il se voit. Il vit de cette autre présence, de cette vision. Ce n’est qu’un vertige. En fait, on peut dire aussi bien qu’il cesse d’exister. »

JOUVET Louis, Témoignages sur le théâtre, Flammarion, 2002.

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